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Site de la Chapelle Saint-François de Rennes

Sermon de Saint François de Sales pour le Mercredi des Cendres

Ces quatre premiers jours de la sainte Quarantaine sont comme la tête et le chef, la préface ou préparation que nous devons faire pour bien passer le Carême et nous disposer à bien jeûner. C'est pourquoi j'ai pensé de vous parler en cette exhortation des conditions qui rendent le jeûne bon et méritoire, mais brièvement et le plus familièrement qu'il me sera possible ; ce que j'observerai tant aujourd’hui comme ès discours que je vous adresserai tous les jeudi de ce Carême, lesquels seront des plus simples et propres pour vos cœurs, si j'y puis rencontrer.

Mais pour traiter à ce coup ici du jeûne et de ce qu'il est requis de faire pour bien jeûner, il faut savoir avant toute chose que de soi le jeûne n'est pas une vertu, car les bons et les mauvais, les Chrétiens et les païens l'observent. Les anciens philosophes le gardaient et le recommandaient : ce n'est pas qu'ils fussent vertueux pour cela, ni qu'ils pratiquassent une vertu en jeûnant, o non, puisque le jeûne n'est vertu sinon en tant qu'il est accompagné des conditions qui le rendent agréable à Dieu; de là vient qu'il profite aux uns et non aux autres parce qu'il n'est pas fait également de tous. Nous voyons ceci ès gens du monde, lesquels pensent que pour bien jeûner le saint Carême, il ne faille sinon se garder de manger des viandes prohibées. Mais c'est une pensée trop grossière, car c'est à vous à qui je parle, et aux personnes dédiées à Notre-Seigneur. Celles-ci savent bien qu'il ne suffit pas de jeûner extérieurement si l'on ne jeûne intérieurement, et si l'on n'accompagne le jeûne du corps de celui de l'esprit.

C'est pourquoi notre divin Maître, qui a institué le jeûne, a bien voulu dans son sermon sur la montagne apprendre à ses Apôtres comme il le fallait pratiquer (Mat, VI, 16-18), ce qui est d'un grand profit et utilité (car il n'eut point été séant à la grandeur et majesté de Dieu d'enseigner une doctrine inutile, cela ne se pouvait faire) ; mais sachant que pour tirer la force et l'efficace du jeûne il fallait observer autre chose que de s'abstenir des viandes prohibées, il les instruit, et par conséquent les dispose à recueillir les fruits propres du jeûne, qui sont plusieurs, et entre tous les autres ces quatre ici: le jeûne fortifie l'esprit, mortifiant la chair et sa sensualité ; il élève l'âme en Dieu; il abat la concupiscence et donne force pour vaincre et amortir ses passions; enfin il dispose le cœur à ne chercher qu'à plaire purement à Dieu. Ce n'est donc pas inutile de déclarer ce qu'il faut faire pour bien s'acquitter du jeûne de la Quarantaine ; car quoi que tous soient tenus de le savoir et pratiquer, si est-ce que les Religieuses et les personnes dédiées à Notre Seigneur y sont plus particulièrement obligées. Or, entre toutes les conditions requises pour bien jeûner, je vous en marquerai trois principales, sur lesquelles je vous dirai familièrement quelque chose.

La première est qu'il faut jeûner de tout son cœur, c'est-à-dire de bon cœur, d'un cœur entier, généralement et entièrement. Si je vous rapporte les paroles de saint Bernard touchant le jeûne, vous saurez non seulement pourquoi il est institué, mais encore comme il se doit garder.

Il dit donc (serm. III in Quatrag., § ult) que le jeûne a été institué de Notre-Seigneur pour remède à notre bouche, à notre gourmandise et à notre gloutonnerie; car pour ce que le péché est entré au monde par la bouche, il faut aussi que ce soit la bouche qui fasse pénitence par la privation des viandes prohibées et défendues par l'Eglise, s'abstenant d'icelles l'espace de quarante jours. Mais, ajoute ce glorieux Saint, comme ce n'est pas notre bouche seule qui a péché, mais encore tous nos autres sens, il est requis que notre jeûne soit général et entier, c'est-à-dire que nous fassions jeûner tous les membres de notre corps, car si nous avons offensé Dieu par les yeux, par les oreilles, par la langue et par nos autres sens, pourquoi ne les ferons-nous pas jeûner?

Et non seulement il faut faire jeûner les sens du corps, mais aussi les puissances et passions de l'âme, oui même l'entendement, la mémoire et la volonté, d'autant que l'homme a péché par le corps et par l'esprit.

Combien de péchés sont entrés en l'âme par

- les yeux, que la Sainte Ecriture (I Joan., II, 16) marque pour la concupiscence de la vue? C'est pourquoi il les faut faire jeûner, les portant bas et ne leur permettant pas de regarder des objets frivoles et illicites ;

- les oreilles, les privant d'entendre les discours vains qui ne servent qu'à remplir l'esprit d'images mondaines ;

- la langue, en ne disant point des paroles oiseuses et qui ressentent le monde ou les choses d'iceluy. On doit aussi retrancher les discours inutiles de l'entendement, ainsi que les vaines représentations de notre mémoire, les appétits et désirs superflus de notre volonté, en somme lui tenir la bride afin qu'elle n'aime ni ne tende qu'au souverain Bien; et par ce moyen nous accompagnerons le jeûne extérieur de l'intérieur.

C'est ce que nous veut signifier l'Eglise en ce saint temps de Carême, nous enseignant à faire jeûner nos yeux, nos oreilles et notre langue : pour cela elle quitte tous ses chants harmonieux afin de mortifier l'ouïe ; elle ne dit plus d'alléluia et se revêt toute de couleur sombre et obscure. Et en ce premier jour elle nous adresse ces paroles: " Souviens-toi, o homme, que tu es cendres et que tu retourneras en cendre. " (Gen. III, 19) comme si elle nous voulait dire : O homme, quitte à cette heure toutes les joies et liesses, toutes les considérations joyeuses et plaisantes, et remplis ta mémoire de pensées amères, âpres et douloureuses, faisant par telles cogitations jeûner l'esprit avec le corps (Cf. tom.VIII huj.edit, pp.78-79).

C'est aussi ce que nous signifiaient les Chrétiens de la primitive Eglise, lesquels se privaient en ce temps des conversations ordinaires avec leurs amis et se retiraient en de grandes solitudes et lieux écartés du commerce du peuple pour mieux faire le Carême. De même les anciens Pères et les Chrétiens de l'an 400 ou tant après la venue de Notre6Seigneur, étaient si soigneux de bien faire la sainte Quarantaine qu'ils ne se contentaient pas de s'abstenir des viandes prohibées, mais encore ils ne mangeaient ni oeufs, ni poisson, ni lait, ni beurre, mais se nourrissaient d'herbes et de racines. Et non contents de faire jeûner le corps de la sorte, ils faisaient jeûner l'esprit et toutes les puissances de l’âme. Ils mettaient un sac sur leur tête pour apprendre à porter la vue basse ; ils répandaient de la cendre sur leur chef en signe de pénitence ; ils se retiraient en solitude pour mortifier la langue et l'ouïe en ne parlant ni oyant aucune chose vaine et inutile. Ils pratiquaient en ce temps de grandes et âpres pénitences par lesquelles ils mataient leur corps et faisaient jeûner tous les membres d'icelui, et cela d'une franche liberté, non point forcée ni contrainte. Voila comme leur jeûne était accompli d'un cœur entier et général ; car ils savaient bien que puisque ce n'est pas la bouche seulement qui a péché, mais encore tous les autres sens de notre corps et puissances de notre âme, ses passions et appétits se sont par conséquent trouvés remplis d'iniquités. Il est donc raisonnable, pour rendre notre jeûne entier et méritoire, qu'il soit universel, c'est-à-dire pratiqué par le corps et par l'esprit.

C'est la première condition qu'il faut observer pour bien jeûner.

La seconde est de ne point jeûner pour la vanité, mais par humilité, car si notre jeûne n'est fait avec humilité il ne sera point agréable à Dieu. Tous nos anciens Pères l'ont ainsi déclaré, mais particulièrement saint Thomas (IIa IIæ, qu.CXLVII, art.I), saint Ambroise (De Elia et Jejun.c.x) et le grand saint Augustin (Serm. CCVII,§ I,CCVII,§ 2 ; serm. LXXIII, in append) ; Saint Paul en l'Epître qu'il écrit aux Corinthiens (I Ep., XIII), laquelle nous lisions Dimanche passé, déclare les conditions requises pour se bien disposer au jeûne de la Quarantaine. Voici le Carême qui approche ; préparez vous à jeûner avec charité, car si votre jeûne est fait sans icelle, il sera vain et inutile, d'autant que le jeûne, comme toutes les autres bonnes oeuvres, s'il n'est pas fait en charité et par la charité n'est point agréé de Dieu.

Quand vous vous disciplineriez, quand vous feriez de grandes prières et oraisons, si vous n'avez la charité cela n'est rien ; quand même vous opéreriez des miracles, si vous n'avez la charité ils ne vous profiteront point ; voire si vous souffriez le martyre sans la charité, votre martyre ne vaudrait rien et ne serait point méritoire aux yeux de la divine Majesté; car toutes les oeuvres, petites ou grandes, pour bonnes qu'elles soient en elles-mêmes, ne valent et ne nous profitent point si elles ne sont faites en la charité et par la charité. J'en dis maintenant de même : si votre jeûne est sans humilité il ne vaut rien et ne peut être agréable au Seigneur.

Les philosophes païens ont ainsi jeûné, et leur jeûne n'a point été regardé de Dieu. Les pécheurs jeûnent en cette sorte, mais parce qu'ils n'ont pas l'humilité cela ne leur profite aucunement. Or, comme d'après l'Apôtre, tout ce qui se fait sans la charité n'est point agréé de Dieu, aussi dis-je de même avec ce grand Saint, que si vous jeûnez sans humilité votre jeûne ne vaudra rien ; car si vous n'avez l'humilité vous n'avez pas la charité, et si vous êtes sans charité vous êtes aussi sans humilité, d'autant qu'il est presque impossible d'avoir la charité sans être humble et d'être humble sans avoir la charité, ces deux vertus ayant une telle sympathie et convenance par ensemble qu'elles ne peuvent jamais aller l'une sans l'autre.

Mais qu'est-ce jeûner par humilité ?

C'est ne point jeûner pour la vanité.

Or, comment est-ce que l'on jeûne pour la vanité ? En cent et cent façons qui nous sont marquées en la Sainte Ecriture; mais je me contenterai de vous en dire une, car il ne faut pas charger votre mémoire de beaucoup de choses. Jeûner par vanité c'est jeûner par sa propre volonté, d'autant que cette propre volonté n'est point sans vanité, ou du moins sans tentation de vanité. Et qu'est-ce que jeûner par sa propre volonté ? C'est jeûner comme on veut, et non point comme les autres veulent ; jeûner en la façon qui nous plait, et non point comme on nous l'ordonne et conseille. Vous en trouverez qui veulent jeûner plus qu'il ne faut, et d'autres qui ne veulent pas jeûner autant qu'il faut. Qui fait cela sinon la vanité et la propre volonté? car tout ce qui vient de nous nous semble être meilleur, et nous est beaucoup plus aisé et facile que ce qui nous est enjoint par autrui, quoi que plus utile et propre pour notre perfection. Cela nous est naturel et naît du grand amour que nous nous portons.

Mettons un chacun la main à notre conscience et nous trouverons que tout ce qui vient de nous, de notre propre sens, choix et élection nous l'estimons et aimons bien mieux que ce qui vient d'autrui. Nous y avons une certaine complaisance qui nous facilite les choses les plus ardues et difficiles, et cette complaisance est presque toujours vanité.

Vous trouverez des femmes qui veulent jeûner tous les samedis de l'année et non le Carême ; elles veulent jeûner à l'honneur de Notre Dame et non à celui de Notre-Seigneur, comme si Notre-Seigneur et Notre-Dame ne tenaient pas rendu à l'un le culte qui est déféré à l'autre, et qu'en honorant le Fils par le jeûne fait à son intention l'on ne contentât pas la Mère, ou qu'en honorant la Vierge l'on n'agréât pas au Sauveur. Grande folie que celle-là ! Mais voyez que c'est de l'esprit humain : parce que le jeûne que ces personnes s'imposent le samedi à l'honneur de notre glorieuse Maîtresse vient de leur propre volonté et élection, il leur semble qu'il soit plus saint et qu'il les conduise à une plus grande perfection que ne ferait pas le jeûne du Carême qui est commandé. Et elles sortes de gens ne jeûnent pas comme il faut, mais comme ils veulent.

Il y en a d'autres qui prétendent jeûner plus qu'il ne faut, et avec ceux-ci l'on a plus de peine qu'avec les premiers. C'est ce qui faisait que le grand Apôtre se plaignait, disant (Rom. XIV,1-6) : Nous nous trouvons bien empêchés avec deux sortes de gens pour ce qui regarde le jeûne; car les uns ne veulent pas jeûner autant qu'ils doivent et ne se peuvent contenter des viandes permises (ce que font encore aujourd’hui plusieurs mondains lesquels sur ce sujet allèguent mille raisons. Les autres, dit saint Paul, veulent plus jeûner qu'il ne faut. C'est avec ceux-ci que nous avons le plus à faire : nous montrons clairement aux premiers qu'ils contreviennent à la loi de Dieu, et qu'en ne jeûnant pas autant qu'il faut, tout en le pouvant faire, ils enfreignent les commandement du Seigneur.

Mais nous avons plus de peine avec les faibles et infirmes qui n'ont pas la force de jeûner; car ils ne veulent point ouïr de raisons ni se persuader qu'ils n'y sont pas tenus, et malgré que nous en ayons ils s'opiniâtrent à jeûner plus qu'il n'est requis, ne voulant point user des viandes que nous leur ordonnons. Ces gens ne jeûnent point par humilité, mais par vanité; ils ne reconnaissent pas qu'étant faibles et infirmes, ils feraient beaucoup plus pour Dieu de ne pas jeûner par le commandement d'autrui et de se servir des viandes qui leur sont ordonnées, que de vouloir s'en abstenir par leur propre volonté ; car si bien, à cause de leur faiblesse, leur bouche ne peut faire abstinence, il faut qu'ils fassent jeûner les autres sens du corps et les passions et puissances de l'âme.

Ne faites point, dit Notre-Seigneur, comme les hypocrites, lesquels quand ils jeûnent sont tristes et mélancoliques afin d'être loués des hommes et estimés grand jeûneurs; mais que votre jeûne se fasse en secret; lavez alors votre face, oignez votre chef, et votre Père céleste qui voit le secret de votre cœur vous saura bien récompenser. Notre divin Maître n'entend pas par ceci que nous ne nous devons point soucier de l'édification du prochain ; o non, car saint Paul dit (Philip. Ultr.5) : Que votre modestie soit manifeste à tous. Ceux qui jeûnent la sainte Quarantaine ne s'en doivent point cacher, d'autant que l'Eglise ordonne ce jeûne et veut qu'un chacun sache que nous l'observons; il ne le faut donc pas nier à ceux qui nous le demanderont pour leur édification, puisque nous sommes obligés d'ôter tout sujet de scandale à nos frères. Mais quand Notre-Seigneur dit : Faites votre jeûne en secret, il veut entendre : Ne le faites point pour être vus ni estimés des créatures, ne faites point vos oeuvres pour les yeux des hommes; soyez soigneux de les bien édifier, mais non pas afin qu'ils vous estiment saints et vertueux. Ne soyez pas comme les hypocrites, ne tachez point de paraître meilleurs que les autres en pratiquant plus de jeunes et de pénitences qu'eux.

Le glorieux saint Augustin, en la Règle qu'il a écrite pour ses Religieux, et encore en celle de ses Religieuses (car il les a dressées toutes deux, et l'une après l'autre), ordonne qu'on suive la communauté autant qu'il se peut comme voulant dire : Ne soyez pas plus vertueux que les autres, ne veuillez pas faire plus de jeûnes, plus d'austérités, de mortifications qu'il ne vous en est ordonné ; faites seulement ce que les autres font et ce qui vous est commandé par vos Règles, selon la manière de vivre que vous tenez, et contentez-vous en. Car quoique le jeûne et les autres pénitences soient bonnes et louables, si est-ce néanmoins que n'étant pas pratiquées par ceux avec lesquels vous vivez, il y aurait de la singularité et partant de la vanité, ou du moins quelque tentation de vous surestimer par dessus ceux qui ne font point comme vous, et cela par une certaine complaisance en vous-mêmes, comme si vous étiez plus saints qu'eux en faisant de telles choses. Suivez donc en tout la communauté, dit le grand saint Augustin. Que les forts et robustes mangent ce qui leur est donné, gardent les jeûnes et austérités qui sont marqués, et qu'ils se contentent de cela ; que les faibles et infirmes reçoivent ce qui leur est présenté pour leur infirmité, sans vouloir faire ce que font les robustes; et que les uns et les autres ne s'amusent point à regarder ce que celui ci mange et ce que celui là ne mange pas, mais que chacun demeure satisfait de ce qu'il a et de ce qui lui est donné : par ce moyen vous éviterez la vanité et particularité.

Et que l'on ne m'amène point ici des exemples pour prouver qu'il n'y a point tant de mal à ne pas suivre la vie commune ; que l'on ne me dise point qu'un saint Paul premier ermite a vécu des nonante ans dans une grotte sans ouïr la sainte Messe, et qu'il faut donc que je demeure retiré et en solitude en ma chambre pour y avoir des extases et ravissements, au lieu de descendre pour aller aux Offices. Oh! que l'on ne m'apporte point cela, car ce qu'a fait saint Paul a été par une inspiration particulière, laquelle Dieu veut être admirée mais non imitée de tous. Dieu lui inspira cette retraite si extraordinaire afin de rendre recommandables les déserts qui étaient pour lors inhabités et qui par après devaient être habités par tant de si saints Pères; mais ce n'était pourtant pas afin que chacun suivit saint Paul, mais seulement pour qu'il fut un miroir et prodige de vertus, digne d'être admiré et non imité de tous. Que l'on ne me rapporte point non plus un saint Siméon Stylite lequel demeura quarante quatre ans sur une colonne, faisant chaque jour deux cens actes d'adoration par des génuflexions  ; car il agissait de la sorte, aussi bien que saint Paul, par une inspiration toute particulière, Dieu voulant faire voir en icelui un miracle de sainteté, et comment les hommes sont appelés et peuvent mener en ce monde une vie toute céleste et angélique.

Que l'on admire donc toutes ces choses, mais qu'on ne me dise point qu'il serait mieux de se retirer à part, à l'imitation de ces grands Saints, sans se mêler avec les autres ni faire ce qu'ils font, et de s'adonner à de grandes pénitences. O non, dit saint Augustin, ne paraissez point plus vertueux que les autres, contentez-vous de faire ce qu'ils font ; accomplissez vos bonnes oeuvres en secret et non pour les yeux des hommes. Ne faites pas comme l'araignée, qui représente les orgueilleux, mais comme l'abeille, qui est le symbole de l'âme humble. L'araignée ourdit sa toile à la vue de tout le monde et jamais en secret; elle la va filant par les vergers, d'arbre en arbre, dans les maisons, aux fenêtres, aux planchers, en somme sous les yeux de tous : elle ressemble en cela aux vains et hypocrites qui font toutes choses pour être vus et admirés des hommes ; aussi leurs oeuvres ne sont-elles que des toiles d'araignées, propres à être jetées dans le feu d'enfer. Mais les avettes sont plus sages et prudentes, car elles ménagent leur miel dans la ruche où personne ne les peut voir, et outre cela elles se battissent des petites cellules où elles continuent leur travail en secret; ce qui nous représente fort bien l'âme humble, laquelle est toujours retirée en soi-même, sans chercher aucune gloire ni louange de ses actions, mais elle tient son intention cachée, se contentant que Dieu la voie et sache ce qu'elle fait.

Je vous dirai un exemple de ceci, mais familièrement, car c'est ainsi que je veux traiter avec vous autres. Il est de saint Pacôme (Surius, ad diem 14 Maii), cet illustre Père de Religieux, duquel je vous ai souvent parlé. Il se promenait un jour avec quelques uns de ces bons Pères du désert, s'entretenant de devis pieux et dévots ; car voyez-vous, ces grands Saints ne parlaient jamais de choses vaines et inutiles, tous leurs discours étaient de choses bonnes.

Donc, pendant cette conférence un des Religieux qui avait fait deux nattes en un jour, vint les étendre au soleil en la présence de tous ces Pères. Ceux-ci le virent bien, mais pas un ne pensa pourquoi il faisait cela, car ils n'allaient point picotant sur les actions des autres ; ils crurent donc que leur Frère faisait cela tout simplement ; aussi n'en tirèrent-ils aucune conséquence. Ils ne censuraient point les actions d'autrui, ils n'étaient pas comme ceux qui vont toujours épluchant les faits du prochain, faisant sur tout ce qu'ils voient des livres, des commentaires et des interprétations.

Ces bons Religieux ne pensèrent donc rien de celui qui étendait ainsi ses deux nattes ; mais saint Pacôme, qui était son Supérieur et à qui seul il appartenait d'examiner le mouvement qui le poussait, entra un peu en considération sur cette action ; et comme Dieu donne toujours sa lumière à ceux qui le servent, il lui fit connaître que ce Frère était conduit par un esprit de vanité et de complaisance pour ses deux nattes, et qu'il avait fait cela à fin que lui et tous les autres Pères vissent qu'il avait bien travaillé ce jour-là. Voyez-vous, ces anciens Religieux gagnaient leur vie du travail de leurs mains, ils s'employaient non point à ce qu'ils voulaient ou aimaient, mais oui bien à ce qu'on leur ordonnait; ils exerçaient leur corps par le travail manuel, et l'esprit par la prière et oraison, joignant ainsi l'action avec la contemplation. Or, leur occupation plus ordinaire était de tresser des nattes et chacun en devait faire une par jour ; le Frère dont nous parlons en avant fait deux pensait pour cela être plus vaillant que les autres, c'est pourquoi il les vint étendre au soleil devant tous à ce qu'on le connut. Mais saint Pacôme, qui avait l'Esprit de Dieu, les lui fit jeter au feu et demander à tous les Religieux de prier pour celui qui avait travaillé pour l'enfer ; puis il le fit mettre cinq mois en prison pour pénitence de sa faute, afin de servir d'exemple aux autres et leur apprendre à faire leurs oeuvres avec humilité.

Que votre jeûne ne ressemble point à celui des hypocrites, qui font les mines mélancoliques et qui n'estiment saints que ceux qui sont maigres. Grande folie que celle-ci ! comme si la sainteté consistait en la maigreur. Certes, saint Thomas d'Aquin n'était point maigre, mais bien gros ; et si, toutefois il était saint. De même plusieurs autres, qui n'étant pas maigres ne laissaient pas d'être grandement austères et excellents serviteurs de Dieu. Mais le monde, qui ne regarde que l'extérieur, ne tient pour saints que ceux qui sont pales et défaits. Voyez-vous un peu que c'est de l'esprit humain : il ne considère que l'apparence et, comme vain, fait toutes ses oeuvres pour paraître devant les hommes. Or, dit Notre-Seigneur, ne faites pas comme ceux-là, mais que votre jeûne se fasse en secret, pour les yeux de votre Père céleste, et il vous regardera et récompensera.

C'est ici la troisième condition requise pour bien jeûner, à savoir, de regarder Dieu et de faire tout pour lui plaire, nous enfonçant en nous mêmes à l'imitation d'un grand Saint , lequel se retira en un lieu secret et écarté où il demeura quelque temps sans qu'on sut où il était, se contentant que le Seigneur et ses Anges le connussent. Cependant, quoique tous les hommes doivent chercher de ne plaire qu'à Dieu, si est-ce que les Religieuses et les personnes qui lui sont dédiées doivent avoir un soin tout particulier de ceci, ne visant qu'à lui, se contentant que lui seul voie leurs oeuvres et n'attendant aussi que de lui leur récompense. C'est ce qu'enseigne très bien ce grand Père de la vie spirituelle, Cassian, au livre de ses Collations , qui est du tout admirable. (Plusieurs Saints en faisaient un si grand état qu'ils ne se couchaient jamais sans en avoir leu un chapitre pour recueillir leur esprit en Dieu (Vide regulam S.Benedicti, c.XLII).) Il dit donc : Que te profitera-t-il de faire ce que tu fais pour les yeux des créatures ? Rien que vanité et complaisance, qui ne sont bonnes que pour l'enfer; mais si tu accomplis ton jeûne et toutes tes œuvres pour plaire à Dieu seul, tu travailleras pour l'éternité, sans te complaire en toi-même, ni te soucier si tu es vu ou non des hommes, d'autant que ce que tu fais n'est pas pour eux, et que ce n'est point d'eux que tu attends ta récompense. Il faut donc faire notre jeûne en humilité et en vérité et non en mensonge et hypocrisie, c'est-à-dire pour Dieu et pour agréer à lui seul.

Il ne faut pas se servir de grands discours et discrétion pour entendre pourquoi le jeûne est commandé, s'il l'est pour tous ou seulement pour quelques uns. Chacun sait qu'il est ordonné en expiation du péché de notre premier père Adam, lequel prévariqua en rompant le jeûne qui lui était enjoint par la défense de manger du fruit de l'arbre de science ; pour ce, il faut que la bouche fasse pénitence en s'abstenant des viandes prohibées. Plusieurs ont des difficultés sur ce sujet ; mais je ne suis pas ici pour y répondre, ni moins pour dire quels sont ceux qui sont obligés au jeûne. O non, car nul n'ignore que les enfants n'y sont point tenus, ni les personnes de soixante ans.

Laissons donc cela, et voyons plutôt, par trois exemples que je vous rapporterai, combien c'est une chose dangereuse de vouloir faire les discrets sur les commandements de Dieu ou de nos Supérieurs. Deux seront tirés de la Sainte Ecriture, et l'autre, de la Vie de saint Pacôme.

Le premier est celui d'Adam, lequel ayant reçu de Dieu le commandement de ne point manger du fruit défendu, sous peine de perdre la vie, le serpent vint conseiller à Eve d'enfreindre ce commandement ; elle l'écouta et emporta son mari. Et discourant sur la défense qui leur était faite : Hé quoi, dirent-ils, encore que Dieu nous ait menacés de la mort, si est-ce que pour cela nous ne mourrons pas, car il ne nous a pas créés pour nous faire mourir. Ils en mangèrent, et moururent de la mort spirituelle (Gen.III, 1-6. Cf.supra, pp.172-175).

Le second exemple est de certains disciples de Notre Seigneur lesquels, entendant qu'il parlait de leur donner sa chair et son sang en viande et breuvage, voulurent faire les discrets et prudent, demandant comment pourrait-on manger la chair et boire le sang d'un homme? Mais comme ils voulaient raisonner là dessus, notre divin Maître les rejeta (Joan. VI,61-67).

Le troisième est tiré de la Vie de saint Pacôme (Vitæ Patrum, 1.I, c.XLIII). Celui-ci étant un jour sorti de son monastère pour quelque affaire qu'il avait dans la grande abbaye de son Ordre, où vivaient trois mille moines, recommanda à ses Frères d'avoir soin de quelques petits Religieux qui étaient venus à. lui par une particulière inspiration . Comme la sainteté de ces Pères du désert s'était épanchée par tout, de pauvres jeunes enfants y accouraient et priaient le Saint de les recevoir en leur manière de vivre. Lui, connaissant qu'ils étaient envoyés de Dieu, les avait reçus et en avait une sollicitude toute particulière ; c'est pourquoi en s'en allant il recommanda fort soigneusement qu'on les recréât et qu'on leur fit manger des herbes cuites. Voila toutes les mignardises qu'on faisait à ces enfants. Mais le saint Père étant parti, les anciens Religieux prétendant être plus austères, ne voulurent plus manger d'herbes cuites, mais se contentèrent d'en manger de crues. Ce que voyant, ceux qui les traitaient pensèrent que c'était chose perdue d'en faire cuire puisque nul n'en prenait que ces enfants.

Or, saint Pacôme revenant, ils sortirent tous à guise d'abeilles, courant au devant de lui : qui lui baisait la main, qui la robe, comme à leur cher Père. En fin un petit Religieux lui vint dire: O mon Père, qu'il me tardait que vous revinssiez, car nous n'avons point mangé d'herbes cuites depuis votre départ ! Ce qu'entendant, il fut fort touché, et ayant fait appeler le cuisinier il lui demanda pourquoi il n'avait point fait cuire d'herbes. Celui-ci lui répondit que c'était parce que nul n'en mangeait que ces enfants, et qu'il avait pensé que c'était chose perdue; mais qu'il ne s'était pas reposé, mais avait fait des nattes. Sur cela le saint Père lui fit en présence de tous une bonne correction, puis il commanda que l'on jetât au feu toutes ses nattes, disant qu'il faillait brûler ce qui était fait sans obéissance ; car ajouta-t-il, je savais bien ce qui était propre pour ces enfants, lesquels il ne faut pas traiter comme les anciens ; et cependant vous avez voulu, contre l'obéissance, faire les discrets. Voila comme ceux qui oublient les ordonnances et commandements de Dieu, qui font des interprétations ou qui veulent faire des prudents sur les choses commandées se mettent en péril de mort ; car tout leur travail accompli selon la propre volonté ou la discrétion humaine n'est digne que du feu.

C'est ce que j'avais à vous dire touchant le jeûne et ce qu'il faut observer pour bien jeûner.

La première chose est que votre jeûne soit entier et général, c'est à savoir que vous fassiez jeûner tous les membres du corps et les puissances de l'âme . portant la vu basse, ou du moins plus basse qu'à l'ordinaire; gardant plus de silence, ou du moins le gardant plus ponctuellement que de coutume ; mortifiant l'ouïe et la langue pour n'entendre ni dire rien de vain et inutile ; l'entendement, pour ne considérer que des sujets saints et pieux ; la mémoire, en la remplissant du souvenir de choses aspres et douloureuses et quittant les joyeuses et gracieuses ; en fin tenant en bride votre volonté, et votre esprit aux pieds du Crucifix et en quelque sainte et dolente pensée. Si vous faites cela votre jeûne sera entier, intérieur et extérieur, car vous mortifierez le corps et l'esprit.

La seconde condition est que vous n'accomplissiez pas votre jeûne ni vos oeuvres pour les yeux des hommes, et la troisième, que vous fassiez toutes vos actions, et par conséquent votre jeûne, pour plaire à Dieu seul, auquel soit honneur et gloire par tous les siècles des siècles.

Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. Ainsi soit-il.

 

(9 février 1622)
(Extrait des Œuvres de Saint François de Sales, Édition complète par les soins des religieuses de la Visitation du 1er Monastère d'Annecy,
Tome X, Sermon LX, p. 197)

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